©Philippe Pantet
Empreinte Carbone, par Frédéric Lemaître
Illustratrice, dessinatrice, éditrice, les adjectifs restent en berne tant sa vie complète est imbriquée dans le moindre pore de sa peau et de son geste graphique. Aude carbone délivre ici la suite de ses propos sur son travail, présenté dans le numéro 19 de Persona. Ouvrez l'oeil.
Dans tes dessins tes personnages ont souvent trois paires d'yeux comme autant de sentiments différents. D'où est venue cette idée ? Aaaah. Ces 6 yeux. Je ne pensais pas que cela pouvait autant perturber les spectateurs de mes dessins... On me pose souvent la question. Très très souvent. Il faut dire aussi que pour moi c’est devenu un automatisme, je n’imagine plus un personnage sans qu’il ait ses 3 paires de globes oculaires. Je pense que cette caractéristique s’est inscrite dans mes personnages avant que je ne définisse bien pourquoi je faisais ça. Puis à force qu’on me pose la question, j’ai fini par me la poser aussi, ahah. Grosse introspection : Cette idée a débarqué la première fois dans un dessin de 2013 intitulé Ménage à Trois (le titre n’avait rien à voir avec les yeux, a priori), puis je n’ai pas repris ce motif de suite. C’est revenu un peu en 2015, 2016, puis de plus en plus souvent dès 2017, 2018. Le thème des paires d’yeux démultipliées est un motif déjà utilisé ailleurs, par d’autres artistes... Souvent ce sont 4 yeux. Faut dire aussi que dessiner des yeux ce n’est pas ce qu’il y a de plus facile hein ! J’aime bien me compliquer la vie... Bon, tout d’abord, coller 6 yeux à un être vivant de type humanoïde fait de lui un monstre ou un freak et déjà, c’est la condition sine que non à son existence dans mes dessins. On n’est pas là pour dessiner des pâquerettes, il y a d’autres choses à dire. Ensuite. Je ne m’inscris pas dans des projets de bandes-dessinées (ça viendra peut-être) mais j’ai quand même des histoires à raconter. Sauf qu’au lieu de la diluer sur des pages et des pages, je la concentre sur une seule page. Ce qui provoque des images assez denses. Et de fait mes personnages ont besoin d’exprimer plusieurs émotions à la fois, dans le même “cadre ” disons. Comme les yeux (avec les mains) sont le meilleur vecteur des émotions, je leur en donne plusieurs pour qu'ils puissent refléter au mieux ce qui les traverse. Et puis... Je ne sais pas ce qu’il en est des autres [êtres humains], mais personnellement, face à une situation, ou un événement, je suis toujours écartelée entre une foultitude de sentiments et de points de vue, parfois contraires, même paradoxaux, parfois complémentaires. Ce n'est jamais unilatéral ou manichéen. Donc j’imagine de même pour mes personnages. Puis avec le temps, j’ai affiné la symbolique de cette espèce d’excentricité graphique. Je fais de plus en plus attention aux symboles, à la numérologie, à la composition d’une image. Le chiffre 3 est hyper puissant, le Triumvirat. Ça fonctionne toujours, c’est très équilibré. Vient enfin tout l’aspect psychologique de ces 3 “fenêtres sur l’âme” : Le Ça, le Moi et le Surmoi... Le conscient, l'inconscient et le subconscient... Je m’amuse beaucoup avec tous ces yeux, ils me permettent de faire voyager le regard du spectateur aussi, en utilisant une paire d’yeux qui le regarde, qui l’appelle, puis les autres qui vont le faire rebondir d’un personnage à un autre, à des éléments du décor, à des clés de compréhension de l’image.
Le tatouage a également une grande importance pour toi car ton corps en est empli. Quels liens et quelles différences fais-tu avec ton travail de dessinatrice ? C’est très lié et très imbriqué l’un dans l’autre en vérité. Il y aurait pas mal de choses à dire... Tout d’abord pour moi, le corps, la peau, sont autant de supports à l’expression artistique, ce sont des bases “vierges” qui nous sont données et nous appartiennent. Libre à nous de les modeler et de les façonner à l’image de ce que nous sommes ou de ce que nous ressentons. Je vis mon corps comme je vis l’appartement ou l’espace dans lequel je vis : j’ai besoin qu’il soit empreint d’une personnalité visuelle, d’une âme artistique... Les murs de mon lieu de vie sont recouverts d’images, tout espace est sujet à être un mini cabinet de curiosité... Ma peau, c’est pareil, elle se recouvre au fur et à mesure d’ambiances graphiques, elle évolue avec les années, se recouvre parfois, elle se charge de plus en plus en plus d’encre, comme nos vies se chargent de plus en plus de souvenirs avec les années. Sans être textuellement le symbole d’un événement, chacun de mes tatouages raconte le moment de vie où je l’ai fait, et livre une part de moi, c’est un arrêt sur image. C’est vraiment comme une toile qui se remplirait avec le temps, exactement comme celle d’un artiste, ou bien mes propres feuilles blanches que je noircis. Et le lien est là, c’est que chacun de mes dessins sont également très personnels, chacun raconte un moment de vie, une expérience passée, un souvenir. Souvent quelque chose que j’ai besoin de faire sortir de ma tête pour mieux le comprendre et m’en détacher... Je mets des morceaux de moi dans mes dessins, et des pièces de dessin sous ma peau. En vrai je ne suis pas sûre qu’il y ait beaucoup de différences entre ma manière de vivre le tatouage, et ma manière de vivre mon travail de dessinatrice. Je me disais au départ que je me laissais un peu plus de liberté dans les sujets que je me fais tatouer... Dans le sens où je n’ai pas besoin de me faire encrer une image hyper cérébrale, symbolique et réfléchie, comme j’essaye de faire en sorte que soient mes dessins... Mais en fait il n’y en a pas besoin, parce que le tatouage en soi est déjà un acte fort. Je ne te parle pas des gens qui le font juste parce que “c’est la mode”, en ce qui me concerne, je le vis vraiment comme une transformation progressive de mon corps, une appropriation totale de la “matière” que j’ai à ma disposition, pour qu’à la fin elle raconte une histoire. Comme toutes ces feuilles blanches que je dois encore remplir... Et j’espère sincèrement pouvoir finir ces deux “Grands Oeuvres” avant de mourir !!! D’ailleurs j’aimerais pouvoir donner ma peau à ma mort. Je ne souhaite pas de sépulture. Pas de tombe, ni d’urne. Je voudrais simplement trouver quelqu’un-e en mesure de récupérer cette peau, dans le cadre d’une collection, privée ou pas, d’une exposition peut-être ! où “je” rejoindrais d’autres vieilles peaux !!! Ahaha !
Quelle a été ta plus grande source d'influence pour inventer tes personnages insecte-humanoïdes ? Mmmh, je pense que tu parles des arcanes du Insectarot. Ces dessins remontent à quelques années maintenant et “à cette époque”, j’étais encore beaucoup influencée par l’univers graphique du Dernier Cri, atelier dans lequel j’ai appris la sérigraphie, et un peu travaillé. Mais ça ne fait pas tout. Je suis depuis longtemps fascinée par la structure organique des insectes, tout simplement. C’est absolument impressionnant de détails, de diversité et de beauté. Tout cela dans des organismes si petits. Ce sont de véritables petites machines avec un foisonnement de formes et d’éléments qui s'emboîtent. Graphiquement c’est très très intéressant. Tout comme l’univers de la machinerie et de l’électronique d’ailleurs. Ainsi j’aime bien se faire rencontrer les univers et styles graphiques qui me touchent. Et de la même manière que j’avais produit une série Iconocrash qui accidentait jusqu’à la fusion le corps et la machine, Insectarot est un corpus d’hybrides mi-humains, mi-insectes, pour lequel, afin de créer mes personnages, je suis simplement partie des noms de chaque arcane majeure du Tarot. Telle était ma contrainte : Donner “forme humaine” à un insecte, presque toujours différent, et faire correspondre cette association à une des 22 figures qu’il me fallait trouver. Je n’avais plus qu’à laisser libre cours à mon imagination et faire des recherches d’images d’insectes pour l’inspiration... Toutes les arcanes n’ont pas été évidentes !!!
Tu es également éditrice, comment choisis-tu tes projets ? Oui, je m'occupe de la maison d'édition « EpOx et BoTOx » dont les premiers balbutiements remontent à 2013, et la première publication à 2015. Jusqu'à maintenant tous les projets ont été à peu près cadrés dans un rythme de 3 productions par an (3 livres) avec en plus quelques aches (4 à 7 en fonction des années). Sur ces 3 ouvrages, 2 sont consacrés au travail d'un artiste en particulier (donc ,2 artistes différents en tout) et un dernier ouvrage fait partie de la collection de « collectifs » que j'édite annuellement depuis 2017. En ce qui concerne les « livres d'artiste », ils sont l'issue d'un choix qui mêle autant le coup de cœur que la rencontre. J'avais en effet mis un sérieux point d'honneur dès le départ de ma maison d'édition à ce que chacun des projets garde « l'humain » et le « contact » au centre du travail, je me refuse donc à éditer les artistes que je trouve pertinents dans leur production, mais avec qui il est trop compliqué de travailler pour des raisons de divergences dans la façon de procéder ou pour des questions de simples rapports humains. L'autre point très important est que je mets seulement en avant les artistes [par le biais d'un ouvrage qui leur est dédié] qui n'ont pas encore eu de grosse publication antécédemment. C'est à dire qu'il est pour moi primordial de s'inscrire dans une véritable démarche éditoriale en faisant d'une part un travail de défrichage et de découverte de « talents », et un travail de promotion en le mettant en avant. Je trouve ça trop facile de s'appuyer sur la renommée déjà établie d'un artiste pour faire-valoir sa maison d'édition, ce n'est pas dans ce sens que cela doit se passer. Il faut savoir prendre des risques. Ensuite... Je voyage beaucoup et chaque année je rencontre un lot de nouvelles personnes, illustrateurs, graphistes, artistes ; ceci fournit mon carnet d'adresse et me permet chaque année -au sein de l'ouvrage collectif cette fois- de ne faire toujours appel qu'à de nouveaux auteurs. Chaque année le livre collectif compte 35 artistes différents de l'année passée. Je crois qu'il est important de laisser la place à un maximum de monde. Que chacun ait une place pour s'exprimer. Au sein de ce collectif par contre se retrouvent des auteurs qui ont déjà un rayonnement, ce sont souvent aussi des amis, ou mes connaissances dans le milieu, et j'aime leur univers, alors je leur propose de s'ajouter à ce « catalogue » que je souhaite le plus exhaustif possible. Leur image côtoie cependant aussi celle d'artistes obscurs ou complètement inconnus que j'ai découverts lors de rencontres sur des salons, expos, ou au hasard de mes recherches sur internet ou les réseaux. Parfois ce sont des amis qui m'orientent vers telle ou telle personne.
Enfin, il y a la « ligne éditoriale » d'EpOx et BoTOx. Je la veux sans concession, avant tout, et je veux que ce qu'elle publie n'hésite pas à aller fouiller les tabous, l'inconscient, le monstrueux, l'indicible, le mal être de l'esprit et du corps... J'entends souvent le mot « trash » quand les gens me parlent de ce que je propose. Je trouve ça très réducteur. Le « trash » sous-entend aussi une espèce de violence gratuite et sans propos dans le discours, hors ce n'est pas du tout ce que je pense diffuser au sein des productions.
Tarots, poupées. Tes productions sont également très diversifiées. A quoi travailles-tu actuellement ? Excellente conclusion ! Pour être tout à fait honnête, j'arrive justement à un moment très charnière de ma vie et de mon travail, où j'ai envie de révolutionner pas mal de choses et SURTOUT, redonner un maximum de place à ma création. Les éditions et l'atelier de sérigraphie me prennent énormément de temps. Plus qu'un temps plein. Et au milieu de cela j'essaye de consacrer aussi du temps à mes dessins, mais c'est un vrai combat ! Donc, l'idée n'est pas de tout balayer d'un revers de main du jour au lendemain, même si j'en ai bien envie (!), mais de faire une transition pour réduire la production côté « éditions », recadrer mes jobs ponctuels en tant que « imprimeur-sérigraphe » et remettre enfin un peu de lumière sur mes projets graphiques. Ainsi, en 2022 et 2023 ne paraîtront que les ouvrages collectifs. Je suis d'ailleurs actuellement en train de clôturer la partie « pré-presse » du volume collectif #6 qui sortira en juin au Sterput à Bruxelles.
En parallèle, j'essaye de me consacrer autant que possible à un projet au long cours qui devrait rassembler une quantité non-négligeable de dessins (près d'une cinquantaine idéalement), et de textes aussi, et qui s'inscrira dans la lignée de l'expo Veine Sensible que j'avais montée en 2019, et qui n'était qu'un avant-goût de la suite, avec une douzaine d'oeuvres de cette série. C'est une série de dessins très personnels, dans lesquels je voyage moi-même quand je travaille dessus, à grand renfort de micro points et de petits traits, donc chaque pièce est très longue à réaliser (Cocktail en est une « petite » extraite de ce corpus). Mais j'ai déjà expliqué ô combien mes illustrations étaient l'aboutissement d'un long processus...
En conclusion, je suis en train de tout mettre en place pour recentrer mon travail autour de ma productions artistique personnelle, qui pourra se suivre sur les réseaux ou encore sur mon site internet; mais je ne laisse pas pour autant les éditions de côté, je continue d'assurer la diffusion des ouvrages déjà parus, et l'impression/publication du livre collectif annuel. Jusqu'à nouvel ordre !
Retrouvez la suite de l'entretien dans Persona n°19
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