Pour son premier album solo, Sergeï Papail, fondateur du groupe post-punk Frakture et compagnon de route de Marquis de Sade, explore un horizon plus intime en chansons. La voix et les textes de ce disque incarnent les rêves ombrageux de l’auteur-compositeur dans des sonorités pop folk nappées de réverbérations électro organiques. Pour façonner son univers, il s'accompagne d'amis de longue date, le producteur rennais Philippe Maujard (UBIK) et le guitariste Pascal Karels (Frakture).
Rencontre avec les membres du groupe pour parler de cet opus aux élans poétiques, exposant un souffle nouveau aussi inattendu que séduisant !
Quel a été l’élément déclencheur qui vous a mené vers ce nouvel album ?
SP - C’est peut-être une période un peu inactive juste après la sortie de l’album de Frakture qui a été étouffée par le Covid. A ce moment-là, même si je travaillais sur d’autres choses à côté, ça m’a permis de poser des idées, de me dire que j’avais toujours eu envie de faire un album solo, de renouer avec une nouvelle expérience que j’avais déjà connue en 1981 avec the Scarlet Empresses. J’avais envie de m’exprimer comme je le voulais, sans contrainte, (parce qu’un groupe c’est très contraignant), tu es tenu de tenir compte des avis des uns et des autres, et par moments ça peut être très bloquant, surtout quand tu écris les paroles. Quand tu es instrumentiste, c’est autre chose, mais quand tu écris et que tu chantes tes textes, ça peut être très complexe. Et j’avais aussi envie de faire quelque chose de très différent de ce que j’avais l’habitude de faire. Mais entre la volonté de faire un album et sa réalisation, il y a quand même un grand pas à franchir ! C’est venu quand même tout à fait par hasard avec Philippe, je ne sais plus à quelle occasion…
PM - C’est un peu à cause de notre collaboration avec Fanfan Daho pour le disque d’Oden que nous nous sommes rencontrés. Nous avons écrit deux titres pour l’album et ça t’a donné l’idée de me demander si ça m’intéresserait de travailler sur tes morceaux. La musique est quelque chose de concret, c’est du premier degré.
SP - Si tu veux enregistrer un album, tu vas dans n’importe quel studio et si tu as un peu d’argent, tu l’enregistres. Mais ce n’est pas que ça un album : c’est être en confiance avec des personnes autour, de situer l’univers de l’artiste. Les morceaux, je les apporte sur l’album à 90 %, avec la mélodie des voix, les harmonies, la basse... ça tient déjà comme cela, mais à moins de s’appeler Lenny Kravitz ou Prince, qui font tout eux même, il faut s’entourer de gens. Des gens qui adhèrent au projet, qui veulent s’investir dedans.
PM - Tu m’as laissé créer, c’était une super expérience ! C’était d'ailleurs la première fois que je travaillais sur la musique de quelqu’un d’autre. J’avais une totale liberté sur les sons. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de guitaristes qui accepteraient de faire ça, mais j’ai dit à Pascal de ne brancher que son jack, que je ne voulais absolument aucun effet, qu’on se concentre sur la musique ! Ensuite, les sons je les ai faits tout seul. Sergeï est arrivé avec des basses, les enregistrait et ensuite ils me fichaient tous la paix (rires), je leur envoyais le son et ils me donnaient leur avis.
Tu avais donc le rôle de producteur ?
PM - Producteur ET arrangeur !
SP - C’est comme ça que je le qualifie : l’album a été produit par Philippe Maujard !
Et c’est un vrai travail de producteur : quand on a écouté le premier morceau, et que le second a confirmé qu’on allait sur un album, je savais très bien ce qu’il proposait comme son, je n’ai jamais eu d’interrogation.
En plus, j’avais une volonté sur cet album de pouvoir faire entrer des sons électros pour sortir de l’univers que je connaissais, et Philippe maîtrise cela à la perfection, il sait l’adapter par rapport à ce que tu apportes. Ensuite les choses se sont enclenchées.
Avec Pascal, il suffit d’un regard pour savoir où on va : ça fait quarante ans qu’on fonctionne comme ça ! Il est venu travailler chez moi, on s’est fait une petite résidence à deux reprises et on a travaillé sur deux morceaux So close et Love me too. Il y a une osmose qui s’est faite et les choses ont finalement été relativement simples.
PK - C’est la méthode de travail qui a dirigé l’album. Lorsqu’on s’est retrouvé tous les deux à préparer des morceaux, on s’est vite rendu compte que ce n’était pas la peine d’échafauder quelque chose d’abouti au vu des séances de travail avec Philippe. Il fallait juste fournir un fil rouge.
SP - Un fil rouge avec le schéma classique : une guitare dominante, une mélodie de voix, une structure de morceau et la même chose pour les basses. C’est ce que Pascal appelle un squelette. Après, tout cela faisait objet de discussion. Par exemple, on a travaillé sur les sessions de studio lorsque Pascal faisait ses guitares, il jouait “ à poil ”, sans effets…
PK - C’était un peu rude parce que c’était nouveau comme manière d’enregistrer, mais après on s’y fait très vite ! Je voyais rapidement au fil du morceau où Philippe voulait aller.
PM - On a bien bossé ensemble. C’était agréable de travailler avec Pascal, parce qu’il a mille idées à la seconde, ça va très vite !
SP - C’est cela que j’appelle être bien entouré : c’est l’aspect collectif d’un album solo. On n’est pas dans le collectif d’un groupe, parce que sur ces séances de travail, même si c’est arrivé assez peu de fois, je les laissais bosser tranquilles. Tout ça fait qu’on arrive sur une tonalité d’album qui est ce qu’elle est. J’aime mon album parce que c’est ce que j’ai dans les tripes, mais j’aime surtout la manière dont tout ça s’est mis en place pour arriver à un résultat qui me satisfait. Et ça, c’est un luxe !
PM - Il n’y a pas eu de guerre d’égo.
PK - Il n’y avait pas de deadline non plus.
PM - C’est quand même toi qui nous as dit “ Hey les gars, ça fait quand même un an qu’on a commencé ” ! (rires)
SP - Je me suis dit qu’il était temps de mettre une deadline au bout de cinq morceaux…
Est-ce que pour toi, cet album n’a pas été justement un challenge que tu t’es imposé ?
SP - Je ne me suis rien imposé. La seule chose que je voulais, et ça m’a d’ailleurs rattrapé de manière subliminale sur l’album, c’est que je ne voulais pas d’un album rock, de sortir de ce que j’avais l’habitude de faire, de dire autre chose. Et puis je n’ai jamais dit à Pascal que je ne voulais pas de ses sons saturés, ni autre, même s’il y en a ! Mais l’histoire se répète : c’est ce que j’ai fait en 1981/82, lorsque j’ai sorti mon projet solo à l’époque. Sergeï Papail and the Scarlet Empresses n’avait rien à voir avec Marquis de Sade, ni avec Frakture : on était dans du cabaret allemand un peu sombre, plutôt proche d’Helmut Berger, parce que j’avais envie de faire ça. Peut-être que demain j’aurais envie de faire un album encore différent ! Je parlais de luxe : quand tu as de l’inspiration, que tu veux aller vers quelque chose, et de se dire que tu as une liberté totale, qu’en solo tu as au moins l’assurance de pouvoir dire ce que tu veux quand tu veux, pour moi c’est le grand luxe ! Donc rien n’a été calculé, rien !
PM - Il faut dire aussi que sur la majorité des titres de l’album, les paroles sont en français, et ça change tout !
D’ailleurs tu t’es même posé des questions par moments, à savoir si ce n’était quand même pas de la variété. Quand on écrit en français, on met son cœur sur la table.
SP - Quand tu viens du rock, tu es biberonné à l’anglo-saxon. Même si avec Fracture j’ai chanté en français, et je ne le regrette pas, il y a d'ailleurs des morceaux que j’adore comme Why. Mais ici je voulais chanter en français parce que je me suis dit que je devais sortir mes tripes. Un album solo, c’est intérieur, ce que je raconte sur cet album, ce sont des choses très profondément personnelles.
Comme le disait Philippe, le fait que tu écrives et que tu chantes en français ajoute aussi une compréhension différente.
SP - C’est tout à fait ça ! Et en même temps, au fil de la construction de l’album, je me suis dit que pour ce que je voulais raconter, la tonalité de voix va mieux en anglais : c’est pour ça qu’il y a aussi des titres en anglais. Il y a une reprise, donc c’est normal, j’ai gardé la voix d’origine, mais autrement, il y a deux titres en anglais : c’est un choix. Cela me renvoie à ce que m’avait dit Etienne Daho il y a quelque temps. On avait eu une discussion sur la langue et je lui disais que je m’empêtrais un peu dans les mots français, et il m’a dit : “ Écoute, ne t’emmerde pas ! Tu y vas ! Si ça te provoque du frisson, qu’il y a un truc et que tu te sens à l’aise, qu’à un moment tu as envie de balancer un truc, vas-y ! Qu’est-ce qui t’impose d’aller dans une direction ? RIEN ”, et ça m’avait éclairé. Et c’est d’autant mieux lorsque tu as envie d’exprimer des choses profondes. J’ai toujours écrit des textes pour que tous les gens puissent s’y reconnaître d’une manière ou d’une autre, tout en racontant aussi des choses très intimes sur l’album.
De chanter en français sur cet album, comme on l’a dit, ça a permis une compréhension différente du texte. Mais aussi une intimité différente du texte ? Il y a une sorte de mise à nu que tu mets dans cet album qui va augmenter cette notion d’album solo ?
SP - C’est sûr ! Ils le sont tous car c’est toute ma torture cérébrale qui ressort comme ça, mais il y en a deux qui sont très intimes, l’intimité pure c’est So close et Surrender. Il y a un moment où c’est important de donner ce que tu as au plus profond de toi. Il ne s’agit pas non plus de donner des détails !
Comme te l’a dit Etienne Daho, le fait de chanter en français te permet d’aller plus loin et de ne pas avoir de réelles barrières.
SP - Tout à fait ! Et So close est une sorte d’OVNI. Etienne adorait ce morceau et disait en parlant de la guitare de Pascal, qu’on a l’impression qu’il talonne derrière la porte ! Quand j’ai fait les voix de ce morceau, je me suis mis au micro : une prise et c'était terminé ! C’est la seule qui a été faite sur ce morceau !
PM - Et pourtant tu ne voulais pas la garder ! (rires)
SP : C’est ça aussi la construction d’un album : le regard de ceux qui travaillent avec toi. C’est hyper important.
On parlait de l’intimité sur cet album, mais il y a aussi ta fille qui a travaillé avec toi sur ce disque. Comment est venue cette complicité pour travailler ensemble ?
SP - Déjà je la “ coache ” un petit peu. C’est quelqu’un qui a toujours été très pudique, qui n’osait pas faire écouter ce qu’elle faisait. Je l’ai mise en confiance progressivement. C’est une stakhanoviste, elle bosse pendant des heures !
Je lui ai dit que je faisais une reprise de Nico, que ça lui irait merveilleusement bien. Même si elle n’écoute pas du tout ça, elle a trouvé que la mélodie était belle, et elle a accepté de chanter les refrains avec moi.
Ça s’est fait avec une facilité incroyable, elle est venue en studio, elle a été pile dedans tout de suite.
PM - Et puis elle a une très belle voix, j’aime beaucoup ! Et une forte personnalité, elle sait ce qu’elle veut !
Elle n’avait participé à aucun projet avant d’enregistrer sur cet album ?
SP - Elle a déjà postulé à la Star Ac, elle leur a envoyé des titres, ils l’ont rappelée, etc... mais elle fait ça dans son coin. Le morceau de Nico, je l’ai entendue chanter devant moi pour la première fois en studio : je lui avais envoyé la bande, elle l’avait travaillée dans sa chambre, elle ne voulait pas le faire devant moi !
PM - Quand je l’ai entendue chanter, je me suis dit que c’était comme une averse de printemps… on a l’impression que c’est une chanteuse professionnelle qui a fait ça, même sur Surrender ! Son timbre de voix, la sensibilité qu’elle y met, c’est bluffant…
SP - Elle n’a jamais joué sur scène, sauf à Art Rock, où elle s’est fait violence. Mais il faut savoir que Philippe peut lui dire ce qu’il a envie de lui dire, elle va l’écouter. Elle a un rapport de confiance avec lui qui a su l’emmener dans le studio et c’est pour cela aussi qu’il l’a fait chanter de cette manière-là. Pour Art Rock, elle a dit qu’elle devait y aller, qu’elle ne pouvait plus reculer. Elle a fait une demi-balance et elle était pile-poil dedans ! Donc ça a été un plaisir... c’est viscéral chez elle, elle y arrivera, j’en suis sûr !
D'ailleurs, comment as-tu perçu cette date d'Art Rock, qui est venue un peu comme un cheveu sur la soupe, mais aussi comme une aubaine ?
SP - C’est Etienne Daho, dans le cadre de sa carte blanche, qui m’a invité. Cela faisait un moment qu’il voulait me faire jouer (Il avait déjà fait jouer Republik, les Nus) car il aime beaucoup Frakture, c’est un fan. Ça s’est bien passé, j’ai pris du plaisir à le faire même si intellectuellement, je me suis demandé où j’étais… mais c’était cool !
Comment envisages-tu les choses maintenant, tu as prévu des dates ?
SP - On fera sûrement un concert à Rennes mais ça suppose qu’on doive utiliser des bandes-son, parce qu’il y a tellement d’arrangements qu’il va falloir faire un gros travail pour l'adapter au live. On va devoir épurer et garder une structure avec des effets, des double-voix. Avec Pascal à la guitare, un ou une bassiste pour les lignes principales, je ferai le chant principal et de temps en temps des lignes de basse. Je l’imagine plus comme un format " Club ". Il y aurait éventuellement une date à Paris aussi, mais bien sûr j’ai envie de jouer cet album sur scène autant que possible !
Et j’ai déjà envie de faire un nouvel album…
Stéphane Perraux (Retranscription Anne-Marie Leraud )
très bon ITV !